Da Le FIGARO’: En Ukraine, les crimes russes miroir de la barbarie soviétique


“Il n’y a pas de mots pour qualifier ces crimes, comme c’était déjà le cas à l’époque. Cela montre la continuité de la terreur halyna piguet, vice-présidente de l’association de soutien aux victimes de la guerre d’ukraine fuvi “Ce que nous essayons de montrer, c’est que l’ukraine n’est pas un État artificiel mais un vieux peuple, dont les patriotes ont tout donné pour que l’ukraine apparaisse sur la carte du monde ” Iaroslav Koretchuk, directeur du Musée d’histoire de la libération de l’ukraine à Ivano-frankivsk
La guerre en Ukraine a aussi une dimension mémorielle. Symbole de ses efforts de dérussification, Kiev a remplacé cet été la faucille et le marteau par son blason national orné du trident sur le monument de la Mère Ukraine.
Nationalisme Dans les faubourgs de la ville d’ivano-frankivsk, dans l’ouest de l’ukraine, se dresse un petit mémorial entouré de cinq croix, qui commémore des crimes terribles. Ceux que perpétra la police politique soviétique NKVD à l’été 1941 contre la population ukrainienne, alors que l’armée de Hitler se préparait à envahir L’URSS et notamment la Galicie ukrainienne, qui avait appartenu à la Pologne jusqu’en 1939. Dans une ancienne gorge boisée appelée Demianiv Laz, la police secrète soviétique NKVD, qui avait pris ses quartiers en ville après le pacte Molotov-ribbentrop de 1939 et l’annexion de l’ukraine occidentale, tortura et assassina sauvagement des centaines d’ukrainiens avant de les jeter dans des fosses communes. « Comme aujourd’hui, ils cherchaient à éradiquer la culture ukrainienne. Dès leur arrivée en 1939, ils avaient commencé d’arrêter tous les activistes nationalistes, tous les membres de l’intelligentsia culturelle ukrainienne, les prêtres… Ils prenaient aussi les Juifs, les Allemands et les Polonais, car on était dans une ancienne ville polonaise et multiculturelle », raconte l’historien local Iaroslav Koretchuk, directeur du Musée d’histoire de la libération de l’ukraine à Ivano-frankivsk (qui s’appelait Stanislawow à l’époque). « Comme on a pu le déterminer lors de l’enquête médico-légiste menée sur les ossements retrouvés, tout le monde y passait. Les vieux, les jeunes, les femmes et les enfants. Le plus souvent, il n’y avait ni enquête ni jugement », ajoute Guennadi Mykytka, président du Centre de l’intégration européenne à Ivano-frankivsk et ancien activiste du mouvement national Rukh, qui participa à la recherche des restes des victimes dans les années 1980. Et quand il y avait jugement, les accusations retenues étaient folles, tissées de mensonges selon les « règles » de la terreur rouge, nombre de détenus ayant par exemple été convaincus d’être « des espions japonais »…
À l’été 1941, face à l’avancée des troupes nazies, les tchékistes soviétiques reçurent de leur chef, Lavrenti Beria, l’ordre d’éliminer leurs prisonniers. En quelques heures, ils rassemblèrent des centaines de détenus (certains historiens évoquent des milliers), arrêtant aussi des personnes en pleine rue ou chez eux, pour les envoyer à Demianiv Laz creuser leurs propres tombes avant de les fusiller d’une balle derrière la tête. « On peut le voir aux trous caractéristiques retrouvés sur les crânes », note Koretchuk, qui montre le petit musée attenant au mémorial, où sont conservés certains restes et souvenirs de cette gigantesque tuerie, qui fit apparemment des milliers de morts, dont 524 ont été identifiés.
Les Allemands, à leur arrivée, découvrirent les fosses, mais ils s’acharnèrent à massacrer eux aussi en masse, organisant notamment à quelques kilomètres de là, à Czarny Las, l’exécution sommaire de quelque 250 civils polonais et juifs. Ces deux massacres perpétrés quasiment simultanément dans la même ville, témoignaient de l’alliance de fait qu’avaient noué les deux totalitarismes, nazi et communiste. Ils donnaient raison à la formule de Jean-françois Revel selon laquelle « le communisme est un nazisme, le mensonge en plus ». Une réalité longtemps occultée par la victoire de L’URSS sur l’allemagne nazie.
Dès son retour sur les lieux de ses crimes, après la victoire de l’armée rouge, le NKVD verrouilla le dossier de Demianiv Laz. Pendant cinquante ans, un silence de plomb régna.
En 1970, pourtant, une émission de Radio Liberté évoqua le massacre, suscitant une opération immédiate de destruction de preuves à coups de bulldozers. « Il s’agissait d’empêcher les témoins de pouvoir se souvenir de l’emplacement des fosses communes », affirme Guennadi Mykytka. Le lieu du massacre fut recouvert de débris, et c’est dans cet état qu’il était encore dans les années 1980, quand les activistes de l’organisation ukrainienne Mémorial et le mouvement national Rukh s’emparèrent du sujet en pleine perestroïka gorbatchévienne, lançant de grandes fouilles. En septembre 1989, le pouvoir soviétique tenta de résister, donnant une journée pour faire aboutir les recherches, menaçant les activistes ukrainiens de poursuites judiciaires pour « calomnie contre l’état soviétique » si rien n’était trouvé. Dans une véritable course contre la montre, digne d’une enquête à la Maigret, ces derniers tombèrent sur des ossements à quelques heures de l’échéance. Un gigantesque travail d’identification des victimes commença, en même temps qu’une enquête judiciaire qui n’a jamais été close. Il apparut qu’il ne s’agissait nullement d’un massacre nazi, quand on retrouva caché sous la semelle de nombreux prisonniers, leur acte d’accusation signé d’un tribunal du NKVD… Fin 1989, 500 000 personnes se réunissaient à Demianiv Laz pour donner une sépulture aux morts en présence de hauts dignitaires de l’église gréco-catholique ukrainienne, qui avait combattu le communisme dans la clandestinité. L’événement enflamma les esprits, réveillant la ferveur nationale d’un peuple qui retrouvait la mémoire. « J’y étais, c’était un moment extraordinaire de communion, très émouvant, tout le monde était venu avec des drapeaux patriotiques jaune et azur », se souvient Guennadi Mykytka. « Demianiv Laz a joué un rôle très important dans l’éveil de la conscience historique », confirme le directeur du musée Iaroslav Koretchuk.
Dans le petit musée attenant au mémorial, une large fresque, véritable allégorie du massacre, frappe le visiteur. On y découvre telle une vierge à l’enfant, une femme en costume traditionnel ukrainien d’un blanc immaculé, tenant dans ses bras un bébé, mais entravée de fils de fer barbelé. Les yeux fermés, le visage en souffrance, elle domine la scène terrible qui se joue sous ses yeux, celles de soldats du NKVD coiffés de casquettes bleues bordées de rouge, en train d’achever des hommes à terre ou à genoux à coups de baïonnette. Cette scène infernale, La Madone de Demianiv Laz, peinte par les artistes Levko Voedylo et Les Solovei, s’est inspirée de la découverte, en 1989, des ossements d’une femme et d’un bébé, entourés de barbelés.
Selon les guides ukrainiens, « la scène est d’une actualité criante », alors que les massacres de Boutcha, Irpin et autres villages martyrisés ont été mis au jour depuis le début de l’invasion russe du 24 février 2022. Ils évoquent notamment un terrible épisode relaté par le ministre de la Défense Oleksiy Reznikov, lors duquel, les soldats ukrainiens qui libéraient des villages occupés par les Russes, lors de leur contre-offensive de l’automne 2022, ont découvert une femme morte attachée avec du ruban adhésif, par les soldats russes, à son bébé vivant, avec une bombe chargée placée entre les deux corps. D’après les propos du ministre rapportés par le journaliste Viktor Schlinchak, le militaire ukrainien qui a voulu désamorcer la bombe, a été tué en même temps que le bébé. « Il n’y a pas de mots pour qualifier ces crimes, comme c’était déjà le cas à l’époque. Cela montre la continuité de la terreur », s’indigne Halyna Piguet, vice-présidente de l’association de soutien aux victimes de la guerre d’ukraine Fuvi. « On va sur le site de Demianiv Laz comme on va à Boutcha ou Irpin. Ce sont les mêmes méthodes, pour qui connaît l’histoire », confirme Koretchuk.
Ces continuités révèlent à quel point la question du passé est un enjeu politique majeur pour l’ukraine d’aujourd’hui. Tandis que la Russie cherche à nouveau à l’attirer dans le trou noir d’un passé et d’un présent réécrit au gré de la volonté arbitraire de son « tsar », la société ukrainienne ressent le besoin de rechercher la vérité sous les piles de mensonges hérités de l’époque soviétique et entretenus par l’« historien en chef » Vladimir Poutine. Il s’agit depuis 1991, selon le philosophe Constantin Sigov, « de désoviétiser l’histoire ukrainienne, mais aussi européenne », en assemblant, morceau par morceau le puzzle d’une histoire régionale qui n’avait pas été écrite, ni à l’est ni à l’ouest. « On a voulu faire de nous un État artificiel, une fausse nation et un ramassis de “banderistes”, en criminalisant les Ukrainiens et le nom de Stepan Bandera pour qu’on ne sache pas qui il était vraiment », note Koretchuk.
Au Musée de la libération nationale d’ivano-frankivsk, on trouve trois étages de salles sur l’histoire tourmentée et complexe du XXE siècle ukrainien en Galicie occidentale. On y découvre toute l’épopée des bataillons de streltsy nés dans l’armée de l’empire austrohongrois, qui allaient devenir le noyau dur de la première armée indépendante ukrainienne pendant la brève République indépendante d’ukraine occidentale proclamée en 1918 (les femmes y servaient en proportion importante, comme aujourd’hui !). On y découvre aussi la rapide alliance de cette République avec la République indépendante
de Kiev, et la création d’un Hetmanat indépendant ukrainien, qui a vécu sa brève existence se battant à la fois contre les forces bolcheviques, les armées blanches et les forces polonaises qui voulaient s’en emparer. On réalise que les Ukrainiens cherchèrent dès la Première Guerre mondiale l’aide des Allemands pour tenter d’exister face à leur ennemi héréditaire russe, puis qu’ils finirent par s’allier à Pilsudski pour s’affranchir des menaces bolcheviques et allemandes… Stepan Bandera, que la propagande russe continue de présenter comme un nazi, y apparaît comme un patriote tragique tentant de prendre les nazis de cours en proclamant une République indépendante d’ukraine en 1941, avant qu’il ne soit immédiatement envoyé en camp de concentration allemand. Portrait excessivement flatteur qui fait peu de cas des exactions que commit l’armée de ses partisans contre les populations polonaises notamment en Volhynie en 1944 alors qu’il était en exil ? Certains le pensent et il faudra bien sûr encore du temps et des travaux d’historiens pour installer des nuances et des précisions dans ce nouveau récit national. En pleine affirmation de leur souveraineté, les Ukrainiens cherchent surtout pour l’instant à prendre le contrepied de l’histoire soviétique falsifiée qui avait été imposée à la force des baïonnettes, en montrant les tragédies ukrainiennes et ses pages de résistance héroïques. Ils rappellent par exemple, fait peu connu, que l’armée des partisans ukrainiens (UPA), créée par Bandera, continua de se battre jusque dans les années 1960 (!), malgré les centaines de milliers de résistants tués ou envoyés en camp. « Ce que nous essayons de montrer, explique Iaroslav Koretchuk, c’est que l’ukraine n’est pas un État artificiel mais un vieux peuple, dont les patriotes ont tout donné pour que l’ukraine apparaisse sur la carte du monde. L’indépendance n’est pas née de rien.